À l’occasion de la sortie du livre de Kevin Boucaud-Victoire sur Jean-Claude Michéa voici un témoignage de ma part sur :
Ce que je dois à Michéa…
Comment un jeune des quartiers populaires et fils d’ouvrier immigré algérien a pris pour boussole politique et intellectuelle l’orwellien Jean-Claude Michéa ?
Jean-Claude Michéa est un fil rouge qui me suit depuis mon adolescence. Mon premier livre politique fut Impasse Adam Smith offert par son éditeur, le légendaire Alain Martin, fondateur des éditions « Climat » et père d’un de mes meilleurs amis.
Ma première lecture date de 2002 et fut ardue pour un adolescent, curieux de la chose politique, certes, mais manquant encore de références nécessaires. Malgré cela, la radicalité du discours contre le capitalisme me forgea un point de vue et la notion orwellienne de « Common Decency » résonna dans mon quotidien d’habitant d’un quartier populaire. Mais les jeunes années sont propices à d’autres sujets et je revins à ses ouvrages bien plus tard.
Mais cette époque marqua aussi un rendez-vous manqué avec Jean-Claude Michéa. En effet, il aurait du être le prof de philo que je n’ai jamais eu. Les conseillères d’orientation me refusèrent mon lycée de secteur, le prestigieux et bourgeois Lycée Joffre, pour faire une filière pro dans un lycée perché dans la garrigue en dehors de la ville. Pendant ce temps, le fils d’une députée que je connais bien a eu une « dérogation » pour ce lycée alors qu’il dépendait du lycée pro où j’allais.
J’ai appris récemment qu’il a brûlé tous ses cours de philo lors de son départ à la retraite. J’en éprouve une grande peine et une grande colère…
Ayant repris mes études en psychologie sociale à l’âge de 25 ans, je pris le temps de relire Michéa en parallèle de ma « remise à niveau » d’auteurs et penseurs académiques dont je fus privé en raison du cursus que je vous ai décrit plus haut.
Cet approfondissement me permit de théoriser de manière solide ce rejet de la gauche que j’éprouvais tout en n’ayant aucune tentation droitière. En effet, beaucoup de personnes de ma condition furent touchées par le discours de Sarkozy sur le travail : le fameux « travailler plus pour gagner plus », et la promesse de la reconnaissance sociale par le travail. C’est un discours qui a encore fait son effet dans les quartiers populaires lors de la campagne d’Emmanuel Macron, notamment autour de la figure de l’auto entrepreneur.
Pour ma part, si je partageais l’analyse de mes congénères sur la Gauche, l’oeuvre de Jean Claude Michéa m’a protégé de ce glissement vers le mythe du « self made man » promu par le leader de la Droite devenue Président.
Grâce à l’œuvre du philosophe tout était clair pour moi. La Gauche et le socialisme sont deux choses différentes d’un point de vue historique et ontologique. La Gauche, fille des Lumières, porte en elle le libéralisme et le progrès, ce qui a généré les arguments rendant possible l’imposition du capitalisme. Il faut la distinguer du mouvement socialiste, dans lequel je m’inscris pleinement, qui ne se réclamait pas de la Gauche, car la dichotomie est différente. Il n’oppose pas la Gauche à la Droite, mais bien le monde du travail face au monde de l’argent roi. Ce mouvement socialiste c’est, entre autre, les mouvements ouvriers du XIXe et XXe siècles, la Commune de Paris, … Pour ce dernier, si face à la Réaction les deux courants pouvait s’allier, c’est bien la gauche « versaillaise » qui a fait tirer sur les communards. Mais c’est aussi cette certaine Gauche qui se lança dans la colonisation, qui trahit le programme commun, qui fit le CICE, qui généra Macron…
Cependant, on peut me rétorquer que la Gauche c’est aussi le grand Jaurès, le Front populaire et la défense de Dreyfus. Il est vrai que tout est subtil et contextuel, mais la thèse essentielle qu’il faut retenir est que le mouvement ouvrier, pendant des décennies, ne se réclamait pas de la Gauche, alors que les Républicains et les Radicaux étaient animés par un certain libéralisme économique, en opposition au conservatisme et royalisme de la Droite de l’époque. Cette analyse adouci mon ressentiment notamment auprès des gens qui eux, sincèrement, se réclament de la Gauche. J’ai compris que les va et viens de l’Histoire et la confusion qui en résulte ne peut être imputée à ces gens qui sont depuis mes camarades dans la lutte.
En revanche, mon ressentiment contre les « sociaux-libéraux » qui se jouaient des concepts selon leur place dans l’échiquier politique ne fit que croître, à tel point que je pense que la disparition de leurs structures de l’espace politique doit être la priorité de notre camp pour conquérir le pouvoir.
J’ai pu articuler la pensée de Michéa avec d’autres auteurs qui forment maintenant ma colonne vertébrale intellectuelle comme MacLuhan et sa vision post moderniste, Mitzberg et sa vision de l’organisation dans cette même époque contemporaine, Machiavel et Sun Tsu pour leurs enseignements stratégiques intemporels. Il y a aussi Alinsky, haït pendant des décennies par la gauche américaine , Ibn Rushd qui fut ma porte d’entré (peu usitée) pour la pensée matérialiste et plus récemment Servigne.
Pourtant, il existe des analyses du vieux sage sur lesquels je suis quelques peu dubitatifs. Sa méconnaissance de l’Islam par exemple rend caduque sa critique, ou l’insistance de la critique sur certaines personnalités me semble pas toujours opportune même si elles doivent renfermer certaines vérités. Mais les apports de sa réflexion sont telles que cela est vite dépassé.
Enfin, Jean-Claude Michéa vous fait découvrir tout le monde intellectuel de son « maître à penser », George Orwell. Rien que pour cela, son œuvre est indispensable.
Voilà ce que je dois, moi, un jeune issu de la classe prolétaire et immigré, à ce philosophe qu’est Jean Claude Michéa.
Rhany Slimane